En 1997, Jean Michel Jarre publie son douzième album Oxygène 7-13 et ce disque est dédié à Pierre Schaeffer, son « maître ». Mais, au juste, qui était Pierre Schaeffer ?

Aussi curieux que cela puisse paraître, Pierre Schaeffer n'est pas musicien mais polytechnicien et acousticien de métier. Il entre comme ingénieur du son au sein du service de la recherche de l'Office de Radiodiffusion de la Télévision Française (ORTF) en 1934.

Sa réflexion sur les moyens radiophoniques et ses études sur les composantes du son, le conduisent à établir les bases de la musique concrète. Pionnier de la radio et de la communication, il ouvre la voie des moyens modernes d'enregistrement, de transmission et de diffusion qui finissent par toucher toutes les musiques. Les sons sont enregistrés, non plus sur disque mais sur bande magnétique, captés par un micro et diffusés par haut-parleurs au grand dam des instrumentistes. C'est un concept tout neuf !

En 1948, l'année où Jean Michel Jarre voit le jour, les responsables de l'ORTF créent le centre d'expérimentation radiophonique, dit « Studio d'essai », qu'ils confient à Pierre Schaeffer. Le Groupe de Recherche de Musique Concrète (GRMC) est né !

D’emblée Pierre Schaeffer porte son travail sur les composantes du son (plus exactement le timbre) et découvre son pouvoir d'évocation. Il qualifie sa musique de concrète par opposition à la musique savante écrite dite « abstraite ». « Elle est constituée à partir d'éléments préexistants empruntés à n'importe quel matériau sonore. » La référence n'est plus la note musicale mais le son, et la première démonstration de cette théorie est Etude de bruits (1948).
 Jusqu'en 1958, il expérimente dans son Centre d'essai avec Pierre Henry, musicien de son état, qui vient l'épauler. La Symphonie pour un homme seul (1950), œuvre commune, reçoit un accueil jugé satisfaisant, mais les oeuvres qui suivent, comme Orphée 53, le premier Opéra Concret joué à Donauschingen en Allemagne, n'eurent pas le retentissement escompté.

 Le GRMC est restructuré et devient le GRM (Groupe de Recherche Musicale) en 1958. Le GRM est un laboratoire, un lieu de formation interdisciplinaire, un centre d'expression et d'information où ont lieu de multiples cycles de conférences dans lesquelles Pierre Schaeffer excellait. Paradoxalement, on y trouve peu de musiciens, plus de mathématiciens, de polytechniciens, de philosophes, etc., ce qui fera dire de Pierre Schaeffer que son instrument préféré est... « la règle à calcul » ! A la rentrée 1969, le GRM compte seulement deux musiciens de formation : Hélène Dreyfus et Jean Michel Jarre.

A partir de 1958, Pierre Schaeffer s'engage alors vers l'élaboration du Traité des Objets musicaux (1966), somme de ses expériences qui « rassemble et réalise une remarquable synthèse des questions de la perception auditive et des problèmes musicaux issus d'une utilisation musicienne des procédés de reproduction sonore », ainsi qu'un volumineux catalogue de sons, qu'il laisse à ses élèves le soin de « répertorier ». Dans cet ouvrage, Pierre Schaeffer remet en cause la note de musique en définissant « l'objet sonore » à partir des paramètres physiques du signal : la hauteur (du grave à l'aigu), la durée, l'intensité et le timbre (ou couleur).

Dans son travail, Pierre Schaeffer a néanmoins privilégié le montage des sons à la nécessité de les organiser enformes cohérentes ou à leurs déformations. Ses multiples Etudes dont les Etudes de bruits (1948) et les Etudes aux objets (1959) le prouvent puisque c'est une suite de sons non organisés, ce qui lui a valu le surnom de « faiseur de sons ». D’ailleurs, Jean Michel Jarre n'échappera pas non plus à cette étiquette ; pourtant, son succès réside précisément dans une organisation cohérente des sons qui ont donné les mélodies que nous connaissons.
 C’est dans cette logique qui consiste à privilégier le son que Schaeffer affirme :
« Tout son est musique, dès lors qu'il est organisé par l'homme. »

 Par la suite, la plupart de ses élèves ou collaborateurs ont changé de voie, de méthode, ou n'ont plus fait parler d'eux... L'insuffisance de la formation musicale de Pierre Schaeffer, bien qu'elle lui ait permis de prendre du recul, d'être objectif vis-à-vis de son travail sur le son, peut être une raison et « il est alors clair que la musique électronique produisant elle-même son matériau et pouvant se livrer sur lui aux opérations les plus précises, a un domaine autrement plus large et constitue un outil autrement plus sûr que la musique concrète. »
(Une histoire de la musique des origines à nos jours, Lucien Rebatet, Robert Laffont, 1985)

L'apparition des premiers synthétiseurs Moog créés par Robert Moog dès 1965 (Etats-Unis) sur lesquels on peut créer, déformer et reconstituer les sons confirme cette tendance. Le GRM en acquiert, ainsi que des EMS VCS 3 de Peter Zinovieff (1967, Grande Bretagne) et Jean Michel Jarre se fera la main dessus durant son passage.
Mais c'est surtout de l'autre côté du Rhin, au studio de musique électronique de Cologne dirigé par Karl Heinz Stockhausen, et au studio de la radio de Cologne (WDR) dirigé par Herbert Heinert que profite la naissance des premiers instruments électroniques : c’est là-bas que les premiers sons synthétiques, jamais entendus auparavant, sont fabriqués à partir des oscillateurs et générateurs de fréquences de ces appareils.

C'est le début de la musique électronique proprement "dite", inventée par Heinert (1950). La première œuvre de ce nouveau courant sera Le chant des adolescents de Stockhausen (1956). Par la suite, l'école allemande fera bien parler d'elle jusqu’au début des années 70 et influencera la musique contemporaine et des musiciens tels que Kraftwerk, Klaus Schulze, Tangerine Dream, Can, Popol Vùh.. pour les plus connus. Le rock progressif,  la dance et la techno actuelle sont des genres issus de cette mouvance.  Pourtant, les deux écoles, Allemagne et France, s'affrontent : l'influence de Pierre Schaeffer dans les arts sonores technologiques se vit au quotidien. Son apport est primordial car il a été le premier à étudier les phénomènes de communication, du moins sa perception, en posant comme simple question : « Comment passe-t-on du sonore au musical ? »

L'impulsion provient de l'expérience du « sillon fermé » d'un disque rayé. En 1951, lorsque le magnétophone à bande vient remplacer le tourne-disques, la technique du sillon fermé se transforme en procédé de la boucle. Le montage des sons s'en trouve facilité (en attendant le « sampling »), avec ruban adhésif et ciseaux, mais au prix d'opérations manuelles tout de même fastidieuses. C'est la fameuse technique de collage que Jean Michel Jarre utilise encore dans ses oeuvres. Il l'a lui-même perfectionnée en 1972 lorsqu'il crée un système à base de bandes magnétiques dont certaines feront jusqu'à 25 mètres. Les boucles sans fin permettent la création de climats irréels jusqu'alors inexplorés, omniprésents dans les travaux de Jean Michel Jarre. En fait, les travaux de défrichage de Schaeffer d'un côté, de Stockhausen de l'autre, conduisent à l’avènement de la musique électroacoustique qui utilise indifféremment dans une même réalisation les deux types de sources : concrète et électronique. Le format traditionnel du concert est modifié de part les procédés de diffusion : d'une part le micro, une musique interprétée en direct, d'autre part une musique enregistrée et diffusée en « play-back » pour d’un côté privilégier la performance du musicien et de l’autre favoriser l'écoute par un son amélioré. A l'époque, puisque l’orchestre semble menacé, les critiques pleuvent.

 La musique électroacoustique fait néanmoins son entrée au Conservatoire de Musique de Paris. A la rentrée 68, en effet, Pierre Schaeffer se voit confier au conservatoire une « classe de musique électroacoustique fondamentale et appliquée à l'audio-visuel », aussi particulière que son nom, couplée avec un stage au GRM, un cursus suivi par Jean Michel Jarre qui entre dans le groupe en janvier 69. Il y restera deux ans et le morceau Happiness is a sad song constitue en principe le travail qu'il a présenté pour « sanctionner » la fin de son stage au GRM. Pierre Schaeffer dirigera cette classe jusqu'en 1980 mais à partir de 1966, il a pris ses distances avec la recherche musicale et le GRM, assurant la partie théorique de l'enseignement, par des séries de conférences, et laissant la pratique à François Bayle, l'un de ses disciples. En 1971, il laisse la direction du GRM (rattaché à l'INA après la réforme de l'audio-visuel et de l'ORTF en 74), à ce dernier qui y officie encore aujourd'hui.

 Ayant ouvert la voie de la recherche musicale, il se consacre alors à l'étude des mécanismes de la communication au CNRS sous l'égide de l'UNESCO et au haut conseil de l'audio-visuel. Toutes les activités exercées par Pierre Schaeffer prennent place autour des phénomènes de communication : son influence s’est étendue à la radio, bien sûr, mais également à la télévision. « Les Shadocks », œuvre déstabilisatrice d’un créateur longtemps hébergé au service de la recherche, Jean Rouxel, ça ne vous dit rien ? C’est Pierre Scchaeffer lui-même qui en a obtenu la programmation à la télévision en 1968. La musique de Robert Cohen-Solal est certainement l’œuvre électroacoustique la plus célèbre à ce jour, du moins l’une des toutes premières.

 Le travail de Jean Michel Jarre aujourd'hui est quelque part le prolongement des travaux de Pierre Schaeffer, à travers notamment la technique du sampling, car il s'est attaché par la musique à communiquer avec le plus grand nombre, il a participé à la création, la conception et la réalisation d'instruments pour créer des sons nouveaux, améliorer la perception des sons et leurs conférer ce pouvoir évocateur, dont parlait Pierre Schaeffer, et qu'il revendique aujourd'hui.

Sans Pierre Schaeffer, il n'y aurait peut-être pas eu de musique moderne ! En tout cas, elle ne serait sûrement pas ce qu’elle est aujourd’hui...

Olivier Saincourt

(extrait d'Oxygène n° 4, avril 1999)