Vingt ans de souffle musical
 

Jean Michel Jarre est l’artiste pluridisciplinaire par excellence. Ses domaines d’investigation et ses compétences connaissent peu de limites si bien qu’il a conçu des concerts multimédia qui ont toujours dépassé notre imagination. Mais l’homme excelle particulièrement dans un domaine bien précis : la musique.

C’est déjà grâce à cet art en particulier que Jean-Michel se rend célèbre dans le monde entier, avec la sortie d’Oxygène en 1976. Cette musique anormale, d’abord boudée par les circuits de distribution traditionnels, vendue au lieu de cela dans les magasins de hi-fi, vient finalement bouleverser les ondes du monde entier. Une secousse qui ira même jusqu’en Chine...

Oxygène est une oeuvre musicale inclassable, fruit du travail de Jean Michel Jarre sur ses synthétiseurs. La volonté d’autonomie du compositeur l’oriente vers une direction anormale et justifie le titre. Expression sublime de la mélancolie, Oxygène est un voyage dans des paysages sonores caressés par un souffle musical qui libère une ambiguïté entre le rêve et le doute, entre la liberté et l’inquiétude.

Douceur et subtilité relèvent la profondeur de cette oeuvre aussi fascinante dans la forme que dans le fond. Oxygène connaît donc un succès sans précédent. C’est même une révolution musicale qui ouvre nos oreilles vers quelque chose que personne n’avait encore imaginé. Personne... à part le compositeur lui-même.

Bien sûr, à la sortie d’Oxygène, Jean Michel Jarre ne s’attend pas à connaître une telle réussite mais il sait à quel point sa musique est novatrice. Car Oxygène est déjà l’aboutissement d’une longue recherche...

Elle avait commencé par l’apprentissage du piano classique, suivi d’un net engagement dans le rock ’n’ roll. Puis les cours d’harmonie au Conservatoire avaient finalement été détournés par le Groupe de Recherche Musicale en 1968. A ce moment Jean-Michel commença à livrer ses premières oeuvres personnelles. Happiness is a Sad Song puis La Cage et Erosmachine, son premier disque. On était aux antipodes du rock et de la musique classique : les oscillateurs électriques flirtaient avec les ciseaux de couturière pour créer des rythmes trépidants et des sons affolants. On nageait en pleine musique concrète.

Ensuite, Jean-Michel joua Aor à l’Opéra de Paris, sept mouvements liés aux couleurs de l’arc-en-ciel. Mais il souhaitait déjà plus d’indépendance et s’était finalement engagé dans deux directions différentes. Dans la première, il exploitait le son caractéristique du synthétiseur EMS VCS3, un peu acide.

Deserted Palace, son premier album, déploie une grande diversité de genres, de la fugue au rock ’n’ roll, des croassements synthétiques d’une grenouille exaspérée au son du vent dans un canyon imaginaire... Assez semblable, la musique du film Les Granges Brûlées emprunte l’idée de leitmotiv : variations sur un thème troublant et des sonorités obsédantes.

La seconde direction semblait bien différente : Jean-Michel s’était mis à écrire des paroles de chansons, d’abord pour le chanteur Christophe. Sa maîtrise de la poésie apparut incontestable et obtint même un énorme succès avec « Les Mots Bleus ». Un peu plus tard, il écrivit aussi des chansons pour Patrick Juvet, Françoise Hardy et Gérard Lenorman. Il commençait à s’occuper des musiques autant que des textes. Mais Jean-Michel voulut encore plus de liberté, plus d’oxygène, et finit donc par produire son grand projet musical.

L’attrait du public pour quelque chose de nouveau, en pleine période disco, est peut-être pour Jean-Michel une chance. Mais il croit beaucoup à son oeuvre. Il sait qu’elle correspond à ce qu’il voulait faire depuis très longtemps et s’investit donc dans la promotion avec l’espoir de trouver des amateurs. Il ne se trompe pas : l’aspect novateur de sa musique est immensément apprécié.

Oxygène est finalement la résultante de toutes les activités précédentes de Jean-Michel, y compris peut-être de son expérience de peinture abstraite. Car il produit des tableaux musicaux où chaque son est une couleur, où chaque note est un trait.

Mais Jean-Michel doit déjà penser à sa prochaine oeuvre et l’attente pressante de son immense public l’oblige désormais à donner le meilleur de lui-même... D’ailleurs, il choisit pour l’illustrer un dessin de Granger intitulé « Le Trac ».

Cette nouvelle symphonie électronique se nomme Equinoxe. Jean-Michel y développe une nouvelle fois les concepts d’Oxygène, avec une orchestration plus riche encore, des parties plus développées, plus rythmées et des contrastes encore plus saisissants. Jean-Michel y révèle une véritable prouesse technique en ce qui concerne l’utilisation des synthétiseurs de l’époque qui, contrairement aux idées reçues, ne facilitent pas la vie du musicien. La stéréophonie est encore une fois exploitée à son maximum pour créer des mouvements sonores vertigineux.

Equinoxe se veut énergétique, organique et aquatique. C’est finalement une sorte de thermodynamique musicale avec ses flux d'énergie, ses changements de pression, où les rafraîchissements aquatiques bienfaisants se mêlent à des moments d'intense chaleur orageuse. Ecouter cette musique, c’est faire un fabuleux plongeon poétique dans une mixture sonore en agitation permanente...

Après l’événement de La Concorde, Jean-Michel se lance vers d’autres horizons musicaux, armé d’un instrument révolutionnaire : le Fairlight CMI, première « workstation » numérique qui permet à l’échantillonnage d’acquérir ses lettres de noblesse, source de nouvelles expérimentations.

Et Jean-Michel ne s’en prive pas dans son nouvel album, Les Chants Magnétiques, en créant une ambiance d’une clarté sonore incomparable. Sa rigueur exprime de nouveaux enthousiasmes musicaux, basés sur des sonorités électriques et mécaniques faites de tintements, de vibrations et de résonances qui fusionnent dans un scintillement musical unique. La diversité des espaces sonores traversés est surprenante, de l’optimisme du rock ou de la rumba à l’hyperréalisme de constructions inhabituelles d’éléments pourtant familiers.

Les concerts en Chine qui suivent voient la création de nombreux morceaux inédits, avec en prime une véritable ambiance « live ». On se laisse entraîner par un Orient-Express magique, l’enchevêtrement hypnotique d’Arpégiateur ou le mystère de cette Nuit à Shanghaï. Mais la prouesse unique en son genre, c’est Jonques de Pêcheurs au Crépuscule, première orientation acoustique et ethnique affirmée de Jean-Michel, qui réussit à se fondre dans la culture chinoise pour composer une musique somptueuse de finesse et d’humilité. De la musique française ou chinoise ? On ne sait plus : c’est du Jarre. Puis vient ce bouleversant Souvenir de Chine qui finit par faire fondre les synthés en larmes...

Jean-Michel revient à son studio pour composer une musique destinée à tous mais dont il ne vendra qu’un seul disque : Musique pour Supermarché. Le Fairlight permet de trafiquer les sons du supermarché, les autres aussi d’ailleurs. Mais ce qui surprend surtout, c’est l’ambiance de cet album : insolite, flirtant parfois avec l’absurde, la musique de Jarre se détourne brusquement de cet « enivreur sonore » qu’est le synthétiseur pour nous faire ressentir les doutes de la société de consommation. La recherche, l’expérimentation sont plus que jamais de mise mais appuient toujours une vision musicale très précise où l’émotion reste un guide.

Dans la foulée surgit Zoolook, l’album aux mille voix. Jean-Michel vient explorer l’échantillonnage jusqu'à ses frontières pour devenir porte-parole de la diversité ethnique de l’humanité. Le compositeur quitte en effet les abstractions pour se tourner vers l’homme. Il décide de travailler autrement, s’entoure de nombreux musiciens et enregistre à New York. Il en résulte un album hors du temps, un grand opéra baroque où règne l’esprit de la fraternité universelle. Le symbolisme de la parole et du chant déploie une sémantique très forte qui exprime un mélange d’humilité et de fierté humaniste que personne n’a encore obtenu.

Cinq ans se sont écoulés sans concert de Jean Michel Jarre, mais celui-ci se rattrape en 1986 en détournant deux villes : Houston et Lyon. Pour cela, il compose Rendez-Vous, un album spontané et grandiose, riche en sons puissants qui alimentent une musique spatiale et lumineuse. Les timbres bruts combinent pureté, légèreté et force si bien que ces sons, impalpables mais porteurs d’énergie, sont ceux de la lumière. Jean-Michel les assemble et les accompagne de choeurs pour créer une prière cosmique, solennelle et vertigineuse, hommage aux explorateurs de notre époque qui donnent leur vie à la conquête spatiale.

Deux ans plus tard, l’album Révolutions choque d’abord par la grande diversité des instruments employés. Jean-Michel introduit bien sûr toutes sortes de synthés, des vieux analogiques aux plus récents des numériques, mais on entend aussi de la guitare électrique, de la trompette, de la flûte turque... et du Cristal Baschet, l’instrument qui fait résonner le cristal.

Les souffles de l’industrialisation côtoient des séquences enivrantes et des chorus prodigieux, mais les rythmiques sont aussi en forme d’apothéose, d’une rare richesse novatrice. Révolutions est finalement l’alchimie parfaite entre la musique électronique et celle du fond des âges, entre l’archaïsme et la modernité, entre les forces matérielles et spirituelles, contrastes d’une insurrection musicale qui libère les esprits.

En Attendant Cousteau marque l’invention d’une musique écologique : l’homme a enfin sa belle oreille jaune pour être à l’écoute de son environnement... Calypso est une danse tropicale sur la mélodie la plus folle de Jean-Michel. C’est l’expression de la joie la plus pure, une apothéose dès le départ. Elle finit par se perdre dans les bulles et les remous de cet océan synthétique pour nous amener progressivement vers le recueillement, bercé par le chant des sirènes.

Celles-ci nous expriment finalement les bouleversants espoirs et regrets de cette fin de siècle et nous conduisent vers ce morceau imposant, qui évolue au rythme même de la nature et résonne dans une immensité virtuelle. Cette musique de la pureté infinie, de la virginité originelle, appelle à une profonde méditation qui pousse à relativiser l’homme.

En 1993 sort Chronologie, un album dont le thème est le fondement même de la musique : le temps. Sculpture de sons très complexe et très riche, l’album déclenche une horlogerie synthétique, créatrice d’un véritable big bang musical. C’est un savoureux cocktail de profondeur grandiose et de subtilité furtive, bien arrosé d’orgue, de cordes et de choeurs. Tous les styles y passent : le rave, la techno, le hard rock, le rap, la musique classique et religieuse... On pourrait presque citer un petit côté bal musette.

La richesse sonore, la magie des séquences, la spontanéité mélodique et l’incroyable mise en scène spatiale de tous ces éléments sont l’expression de la plus grande générosité musicale. Car Jean-Michel donne beaucoup de lui-même à ce moment. La preuve incontestable est la grande série de concerts qu’il donne ensuite en Europe, avec un succès largement mérité. Jamais il n’a tant fait pour son public en si peu de temps.

Il continue en se produisant à Hong Kong puis en donnant le Concert pour la Tolérance à Paris, fruit d’une imagination stupéfiante et d’un travail acharné. Mais on est en 1995 et Jean- Michel n’a pas vraiment commencé à travailler sur le nouvel album que les fans attendent pourtant déjà. Et ils l’attendent encore plusieurs mois puisque l’album ne sort pas avant 1997, preuve que Jean-Michel prend le temps nécessaire pour atteindre la perfection.

Et vingt ans après Oxygène, Jean Michel Jarre trébuche dans ses propres racines pour nous offrir la suite de cet album révolutionnaire, sept parties supplémentaires qui viennent simplement ajouter leur flot de réminiscences et de nouveautés. On y ressent à la fois d’impressionnantes immersions dans la profondeur des sons et les vertiges de stupéfiantes envolées mélodiques.

Jarre explore désormais les limites de l’analogique pour déverser une complexité poétique teintée d’ambiguïtés mélancoliques. Il revient à la magie de l’expérimentation fiévreuse, à l’émotion du son née de la spontanéité du geste. Il renoue avec une troublante démence artistique qui nous ouvre les portes intimes de ses perspectives imaginaires. Jean Michel Jarre, en synthétisant des sons, crée aussi de nouveaux sentiments. Avec cette musique, il repousse les frontières de la créativité dans un univers où le rêve est une réalité.

Frédéric Esnault

(Paru dans le numéro 10 de Revolution Magazine)